Que l’on aime ou pas, la série de David Lynch et Mark Frost a une qualité indiscutable : son ambiance. L’image nous trimbale entre rêve (pour ne pas dire cauchemar) et réalité. La musique nous plonge dans un univers qui marque tout téléspectateur n’ayant vu ne serait-ce qu’un épisode. Angelo Badalamenti est le créateur de cette partition qui va hanter des générations entières de mélomanes comme de professionnels de l’industrie musicale. Nous allons nous pencher plus particulièrement sur la première saison, là où cet univers s’est construit note après note. Mais quelle est donc cette étrange alchimie qui opère ici ?
David Lynch et Angelo Badalamenti ont collaboré pour la première fois à l’occasion du film Blue Velvet, en 1986. La renommée du compositeur s’est forgé grâce à cette association. Il est clair que quand un réalisateur rencontre une personne qui est autant en phase avec sa vision artistique, il ne s’en sépare que très rarement. Les exemples sont nombreux dans le cinéma. Sergio Leone et Ennio Morricone, Steven Spielberg et John Williams, Tim Burton et Danny Elfman. La liste est longue.
Après Blue Velvet, les deux hommes remettent le couvert avec Sailor et Lula, la série Twin Peaks et son film Fire Walk with Me, Lost Highway, Une histoire vraie et Mulholland Drive.
La bande originale de Twin Peaks, sortie pour la première fois en septembre 1990, va se hisser en très bonne position dans les hit-parades du monde entier. Le morceau Twin Peaks Theme reçoit le Grammy Award dans la catégorie Best Pop Instrumental Performance. Un véritable phénomène. À l’époque, un cas à part pour la musique d’une série télévisée.
Dès la première piste de la bande originale, l’esthétique sonore est posée lorsque Twin Peaks Theme résonne. L’étrange est au rendez-vous avec une nappe synthétique bien caractéristique et ces notes de… guitare ? Badalamenti raconte avec malice qu’il a reçu des dizaines de lettres de musiciens et autres professionnels de l’industrie lui demandant d’où sortait ce son. Le motif mélodique est en fait un assemblage entre plusieurs synthétiseurs joués dans une tessiture très basse et une guitare accordée aussi plus bas que de coutume. Grâce à ce savant mélange un son original est créé. La magie opère.
Cette musique a d’ailleurs une histoire bien particulière. On peut y entendre la voix de Julee Cruise sur Falling, sa version chantée qui clôt le disque. La raison en est simple. Un an avant le projet Twin Peaks, David Lynch et Angelo Badalamenti travaillent sur le premier album de la chanteuse. Le cinéaste a l’idée d’utiliser la version instrumentale du titre Falling pour le générique de sa série. Lynch montre le résultat au compositeur qui ne s’y attendait pas. Ça fonctionne, c’est indéniable. OK, on garde !
Une autre musique marquante est Laura Palmer’s Theme. Là aussi on retrouve les nappes de synthé, mais qui cette fois se mêlent avec un piano aux accents mélancoliques. C’est la toute première musique composée pour la série alors qu’elle n’est pas encore tournée. Tout se passe lors d’un tête à tête entre Lynch, qui expose l’histoire, et Badalamenti, qui a les mains sur les touches d’un vieux clavier Fender Rhodes. Un lecteur cassette est posé près d’eux, la touche « Record » est enfoncée. Il lui raconte alors qu’ils sont maintenant plongés dans une forêt obscure, des érables sycomores les entourent, le vent souffle et des animaux nocturnes se font entendre. Le compositeur commence à créer une mélodie. Lynch le guide et lui demande de ralentir le tempo. Ralentir encore. C’est bon, le thème émerge et ils passent à la deuxième partie. Là une jeune femme répondant au nom de Laura Palmer apparait dans l’obscurité. Elle est belle et semble tourmentée. Elle s’approche de la caméra. Elle marche vers le spectateur. Là, Badalamenti accélère doucement le tempo et fait naître une jolie et douce mélodie qui explose et meurt peu à peu lorsque la jeune femme disparait dans les ténèbres. La première partie musicale revient, sombre et lente. Le tout premier thème musical fondateur vient d’être composé (source).
Un aspect caractéristique de la bande originale est le mélange entre une ambiance vaporeuse et planante de style synthpop connoté années 80 et un style jazzy faisant référence aux années 50. Audrey’s Dance évolue ainsi dans une atmosphère sexy et étrange. Un rythme construit avec une batterie acoustique swing au tempo lent et des claquements de doigts (générés sur un vieil ordinateur !) côtoie une mélodie au vibraphone. Des interventions de clarinette jouent avec les harmonies du morceau pour les emmener vers des dissonances. Cela instaure un côté pesant à la musique qui se voulait d’abord légère. On peut entendre une formule équivalente employée pour Freshly Squeezed.
Le saxophone de Al Regni fait aussi partie intégrante de la musique de Twin Peaks. Il porte tout particulièrement le titre Dance of the Dream Man. Pour celui-ci, Angelo Badalamenti compose les premières mesures du thème et laisse son ami saxophoniste improviser le reste. On l’entend aussi dans la première partie de The Bookhouse Boys. Ce morceau très particulier est une sorte de patchwork mélangeant des pistes instrumentales venant de compositions diverses réalisées pour la série. Une impression étrange se dégage de cet enchevêtrement qui mêle une batterie endiablée avec des guitares et une contrebasse dans le deuxième mouvement, pour ensuite se terminer dans un décor musical lourd et synthétique.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, la voix de la chanteuse Julee Cruise est importante dans la couleur musicale de la série. L’interprète collabore pour la première fois avec le duo Lynch/Badalamenti pour la chanson Mysteries of Love du film Blue Velvet. On l’entend ici sur Falling, The Nightingale et l’envoûtant Into the Night. On la voit aussi à l’image lors des interventions du groupe local dans le bar de la ville de Twin Peaks.
Cela nous emmène tout naturellement à une des grandes caractéristiques de la musique de Twin Peaks. Elle est considérée par le réalisateur comme un personnage à part entière. Outre le fait de se faire entendre lorsque le groupe se produit sur la scène locale, elle surgie quand un protagoniste met une pièce dans le juke-box, dans la scène où Audrey danse sur le morceau qui porte son nom en disant qu’elle aime cette musique. Lorsque l’agent Cooper se réveille après un rêve en pensant savoir qui est l’auteur du meurtre de Laura Palmer, il claque des doigts au rythme de la musique que le téléspectateur écoute à ce moment-là. Elle souligne ce que Lynch veux nous faire ressentir avec ses images.
Il y a des œuvres qui servent de passage, de nouveau tournant, de pierre angulaire dans l’évolution de la culture populaire. Twin Peaks est de celles-ci. Sa musique et la façon dont elle est utilisée dans une série TV va être un exemple, une voie à suivre pour de nombreux créateurs et showrunners. Avec l’arrivée tant attendue de l’arlésienne qu’est la troisième saison, on a hâte, on est impatient de voir, et dans notre cas d’entendre, ce qu’elle va nous proposer. La façon de faire les séries TV a été totalement bouleversée depuis le début des années 2000. Twin Peaks réussira-elle à insuffler de nouvelles idées originales, de nouvelles routes à défricher ? Angelo Badalamenti nous surprendra-t-il encore ? C’est tout ce que l’on souhaite à cette saison 3 ! Et ensemble cher lecteur, croisons des doigts car les réponses ne vont pas tarder à arriver.